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Jusqu'ici : liaisons suspendues ?

Retour enthousiaste sur l'expérience collective d'un hebdomadaire de lutte pendant le mouvement contre la réforme des retraites


Généalogie d'un journal de lutte
Le mercredi 20 octobre 2010, nous étions quatre membres de l’équipe de la revue Z (1) à nous réunir pour discuter du contenu et du lieu d’itinérance du prochain numéro. Dehors, le mouvement contre la réforme des retraites s’amplifiait, l’idée de blocage se répandait, les directions syndicales feignaient une énième grande jonction, l’envie de révolte gagnait plusieurs fronts – dehors, le train des échanges marchands était ralenti dans sa course au progrès, par la foule des gens ordinaires qui désirent et imaginent d’autres formes sociales. Nous aussi, nous devions arrêter notre train-train et participer à ce mouvement. Nous avons donc lancé un appel (2) pour la création d’un bulletin temporaire de lutte, une manière de renouer avec des pratiques de presse jusqu’ici délaissées (3), une façon de mettre nos expériences à l’unisson de celles et ceux qui, en mouvement, s’opposent à la privatisation de l’existence et des liens sociaux.
Deux jours plus tard, notre crainte d’avoir lancé en vain une bouteille à la mer fût balayée par l’arrivée disparate de personnes désireuses de participer à ce nouvel hebdomadaire. Un régisseur de spectacles, des correcteurs de presse, un artiste dessinateur, une intermittente graveuse, un journaliste venu d’un quotidien espagnol, un consultant marketing, des chômeurs et précaires du coin… autant de personnes au visage familier, aperçues furtivement ou inconnues, venues pour construire un journal qui fasse sens en… quatre jours.
Jusqu’ici venait d’être créé, et ce n’était ni la revue Z version accélérée, ni la somme des individus présents ce jour-là. C’était le début d’une expérience collective qui, comme tant d’autres, n’aurait jamais existé sans l’apparition d’un mouvement de masse contre la politique de terre brûlée menée par des technocrates, des managers cocaïnés et leur sinistre armée de complaisants, à l’encontre de ce qui continue de vivre, de rire et de pousser sur cette terre.
Le dimanche 24 octobre, les premiers coups de fil et mails partaient en direction de toutes les villes de France où nous connaissions quelqu’un susceptible d’écrire sur ce qui se passait : Nantes, Rennes, Alès, Toulouse, Limoges, Marseille, Albi, Strasbourg, Lille, etc. Des canards indépendants (CQFD, La lettre à Lulu, Basta !, Fakir, Article XI, Le Sabot), des photographes (comme des membres du collectif Contre-faits), des professeurs, des ouvriers, des étudiants, des chômeurs : ils ont été nombreux à bien vouloir jouer le jeu. Un Jusqu’ici-Lyon s’est même spontanément créé, proposant un atelier d’écriture ouvert sur le mouvement en cours.
Il a fallu apprendre à travailler ensemble, ne pas hésiter à faire des nuits blanches, trouver un imprimeur capable lui aussi de mettre la routine entre parenthèses, choisir des textes (en plus de ceux commandés), en refuser, et trouver des images.
Le mercredi soir, avec quatre heures de retard, le « bon à tirer » partait pour impression. Le bulletin serait prêt le lendemain, en 5000 exemplaires, pour être distribué en manif’, et diffusé dans quelques villes et campagnes par punk-poste (4). Nous avions choisi un format simple, du A3 plié en deux, pour que chacun, où qu’il soit, puisse sans peine reproduire le bulletin. Pendant que Libération ou Rue 89, surtout soucieux de rentrer dans des comptes d’épiciers sur le nombre de manifestants, rechignaient à remplir une page-(web) sur les actions en cours, nous avions récolté en quatre jours trente-deux pages de témoignages, de récits, d’analyses, de photos, de brèves sur les blocages, les assemblées générales, les piquets de grève volants, les caisses de solidarité…

Un quotidien de luttes, au-delà de son entrée en scène
Dans l’équipe de Jusqu’ici, certains assuraient une permanence dans notre local, pour recevoir, coordonner, relire les textes et témoignages reçus, d’autres allaient rencontrer les grévistes de la déchetterie d’Ivry, ou participer au blocage d’un dépôt de bus à Bagnolet… Une poignée prenait contact avec les grévistes de la raffinerie la plus proche et leur amenait une miche de pain de 7 kg (une boulangerie autogérée venait de se créer à Montreuil).
Là, à Grandpuits, au pied des cheminées à pétrole, nous avons croisé les rapaces de l’information (5), pointant micros et caméras, dont l’unique but semblait de rétrécir la pluralité des colères et des formes de rébellion à un simple enjeu de pénurie d’essence.
En l’appauvrissant, les journalistes pouvaient enfin « raffiner » la réalité : la transformer en produit marchandisable de mass media. Avec cette réalité simpliste, le pouvoir en place pouvait mettre en scène les luttes dans un scénario sous contrôle : les regards se concentreraient sur une guerre du pétrole que les directions syndicales serviles, le patronat complaisant et quelques CRS suffiraient à neutraliser.
Les rédacteurs et illustrateurs de Jusqu’ici, en tous lieux, ne parlaient pas seulement de raffinerie, mais de zones commerciales bloquées, de lycéens mutilés au Flash-Ball, de liaisons prometteuses entre ouvriers, chômeurs, et étudiants, de paysans venus ravitailler des piquets de grève, de critique de la société industrielle, de Pôles emploi transformés en AG, de parents d’élèves s’organisant avec leurs enfants et instituteurs grévistes, de coopératives solidaires, de drapeaux PS brûlés et autres locaux UMP murés ou vandalisés…

Des puissances sorties de la retraite
Avec Jusqu’ici, nous avons senti, comme beaucoup d’autres, une puissance, jusqu’ici léthargique, qui jaillissait soudain avec une force neuve. Ce mouvement d’octobre 2010 ne fut pas seulement une colère contre la réforme crapuleuse des retraites, qui accélère le désastre social en cours ; nous avons aussi profité de ce moment de ralentissement général pour nous connaître, nous reconnaître, pour créer des liens et des outils. Autant de pratiques acquises, qui sont à réactiver et à cultiver pour la suite.
Que ce soit pour Jusqu’ici ou pour d’autres morceaux des luttes à venir, nous avançons, avec des discussions qui s’amorcent et que nous devons approfondir : les questions du temps libre, des cultures communes, de la société industrielle, du sens de la production, de l’évolution du monde du travail, des territoires d’ancrage d’une lutte, etc. : toutes ces liaisons dangereuses entre milieux séparés – à décloisonner.
Il nous reste du travail à accomplir : récolter les récits de celles et ceux qui subissent ce système ou le combattent, aller à la rencontre des univers de contestation qui nous sont inconnus, rester en dehors de la forme classique du parti et de la bureaucratie, refuser avec entêtement les postures agressives et méprisantes de la pureté révolutionnaire.
Nous pouvons nous sentir forts et grandis du mouvement qui vient de passer ; il nous reste à envisager la suite, à raccrocher nos engagements aux plaisirs de la rencontre et du « faire ensemble ». Jusqu’ici, avec d’autres outils et liaisons, est là, en cellules dormantes, prête à ressurgir et à s’épaissir.

1/ Z est une revue itinérante de critique sociale qui, pour chaque numéro, voit son équipe s’installer sur un territoire pendant un mois ou deux ; le temps de  rencontrer celles et ceux qui décident de s’organiser par eux-mêmes face à l’administration de l’existence et à la confiscation des espaces de liberté. Le Tarn, Amiens, Marseille, Nantes, Z en est à son quatrième numéro semestriel. Plus d’information : <www.zite.fr>.
2/ Voir <www.millebabords.org/spip.php?article15425>.
3/ Action, Les cahiers de mai, L’enragé, etc.
4/ Le système Punk-poste consiste à déposer une pile de journaux dans un train pour qu’elle soit récupérée à bon port, ou de profiter d’un covoiturage ou du trajet en voiture d’une connaissance pour effectuer une livraison.
5/ Voir la très intéressante série de 10 épisodes sur la grève à Grandpuits, filmée par Les Mutins de Pangée, intitulée « La grève de l’or noir à Grandpuits ». Octobre 2010 : <http://www.lesmutins.org>





Du temps de papier repris aux fantômes de l'urgence

Deux numéros de Jusqu’ici sont là, « inscrits », sont passés de mains en mains, ont été vus, touchés, lus, diffusés. Ils ont donné lieu à une parole partagée entre ceux qui l’ont fait et ceux qui l’ont reçu. Ils sont encore là, quelque part à disposition chez les gens. Actuels, pas virtuels. Posés là, « inscrits » dans le temps.
La presse papier du capital intégré, c’est une forme de mort lente animée de slogans, de statistiques, de mensonges et de pieux oublis. Nous, on n’oubliera pas. D’autant moins que le mouvement continue aujourd’hui, sourd aux journaux du spectacle diffus qui l’ont enterré dans leur mutisme pleutre. Par dizaines, et partout en France, de la feuille de chou à la gazette, du tract à l’appel circonstancié, du bulletin au journal périodique : « inscrits » dans le temps, sont réapparus ces curieux objets qu’on peut conserver, parcourir facilement par le début ou par la fin, non linéaires, pour lesquels on n’a pas besoin d’écran ni d’électricité…
Une adresse à la vue, à la mémoire non immédiate, à la pensée plus lentement mise en œuvre. Grâce au papier, une information ne chasse plus l’autre. Ce mouvement a trouvé un support à ses formes multiples, branché sur les témoignages des actions, sur des récits dignes qu’on s’en souvienne. Le papier, dans sa temporalité variable, redonne – comme une lettre diffère l’attente – l’impatience du nouveau, repose la question « que s’est-il passé ? » ; relance par les témoignages, le désir de rejoindre, de répondre, de reprendre à son niveau une action à laquelle on n’aurait pas forcément osé penser. Une forme de lyannaj, de coordination qui prend le temps dans l’urgence.





Errata :

Dans le numéro 2 de Jusqu’ici, les légendes de l’article « Armes de dissuasion massive » parlaient de bombes explosives alors qu’il s’agit de grenades.
Le numéro 1 de Jusqu’ici proposait une analyse des évènements du 18 au 22 octobre centrée sur l’« absurde déploiement de force » de la police destiné à produire l’image d’une « maîtrise totale et invincible ». Depuis Lyon, quelques-un.es trouvent que ce point de vue donne à la police le crédit qu’elle recherche, en oubliant le rapport de force qui a été instauré dans la rue. Si le duo « saturation de l’espace et sidération des participants » identifié par David Dufresne est bien un objectif de la police, la semaine lyonnaise peut être d’abord vue comme une séquence où cette stratégie a été mise à mal. Quand des jeunes aux airs de gentils contestataires viennent faire face aux flashballs les mains en l’air, quand les gaz lacrymogènes sont rejetés par la foule sur la police, la gestion policière de l’espace est en difficulté. Quand ce sont des milliers de personnes qui tiennent la rue, elles ne se laissent pas sidérer si facilement. Quand les métros ne circulent plus, qu’il faut franchir des barrages pour faire ses courses, l’ordre marchand, que la police se fait une priorité de protéger, est bien mal en point. L’opération raciste de la prison-Bellecour gagne à être analysée dans ce contexte. Et du spectacle offert aux télévisions, il ne faut pas oublier la part de désarroi des commerçants et des « responsables » face à cette révolte : note pour plus tard.





Nous vous invitons le vendredi 10 décembre à 18h30, à la CIP-IDF :
14-16, quai de Charente (Métro Corentin-Cariou),
pour un repas de soutien (Chorba mouton et végétarienne).
Cuisine 16h, repas 19h, discussion 20h
Instruments de musique bienvenus !
Nous discuterons autour de 3 questions :


• Par rapport à la critique existante des médias dominants, comment faire pour créer ou cultiver un discours sur les actions politiques que nous menons ? Autrement dit, loin de la séparation traditionnelle entre lutte et médias, quels types de supports, quels langages et quelles images pouvons-nous construire comme expressions de nos imaginaires et de nos vies ?
• Face à la numérisation de l’information et à l’explosion de l’usage d’internet, pourquoi continuer à publier sur papier, à émettre sur les ondes et à projeter des films en salle ? Quelles forces et quelles possibilités permettent ces modes traditionnels de diffusion et de production de l’information, notamment lorsqu’elle est en lutte contre la société industrielle et capitaliste ?
• Quels moyens pouvons-nous mettre en œuvre pour renforcer la circulation d’informations et permettre de meilleures liaisons entre nos luttes ?



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